Ils étaient là eux deux, la musique crachait une éclectique playlist jazzy et la patronne restait morose dans un coin du comptoir. Quand le vent redoublait, des gouttes d’eau éclataient sur les vitres. De la sono, un harmonica pleurait un vieux blues.
Les deux hommes avaient quelque chose en commun, mais je ne savais quoi, peut-être leurs barbes, toutes les deux poivres et sel, l’une en bataille et l’autre soignée, mais pas que…
L’un parlait beaucoup et par vague tout en vidant sa bière, pour en héler une autre. L’autre acquiesçait en sirotant sa tisane.
Il buvait paisiblement son eau chaude parfumée de menthe et rayonnait de bonheur, l’autre avait les yeux rouges et un visage ravagé par le tabac et l’alcool.
Je n’ai pas un naturel voyeur ni curieux, mais la conversation qu’ils souhaitaient discrète se rehaussait quand ils parlaient d’elle.
Lui chuchotait quand sa main tremblante portait la mousse à ses lèvres.
— Je l’aime vraiment, tu sais.
— Je sais Francis, je sais…
— Et toi Jeannot ? Scuse, je devrais pas…
— T’inquiètes, on en a déjà parlé, moi c’est le bonheur.
Puis la musique monta d’un ton et noya la conversation. Du Jazz… la trompette du grand Miles sonna un truc planant.
Je les voyais rire. Surtout ce Jeannot, le visage hâlé encore d’un voyage exotique.
Parfois le vieux cuivre se calmait. Un client entra en laissant le froid du dehors mordre la chaleur moite du poêle à pétrole.
Les clients dévisagèrent un instant l’intrus puis la patronne muette alimenta machinalement un verre sous la pompe à pression.
— Et sa peau !
— Oui, douce, je sais tout ça, Francis, je l’ai caressée aussi.
— Scuse, mais c’est pas imaginable, le bonheur
— Oui quand elle passe enfin ou qu’elle répond aux textos.
— C’est ça, j’aimerai plus souvent.
— On aurait aimé tous les deux…
L’homme à la bière et au teint terne qui s’appelait Francis semblait se fermer quand l’homme qui sirotait son thé, souriait toujours.
Ils parlaient sans doute de la même femme.
— Oui, mais elle est comme ça…
— C’est pour ça qu’on l’aime Francis.
— Tu as raison le Jeannot, mais des fois c’est dur.
— Faut profiter de l’instant, oublier ses aventures, se dire qu’on est seuls au monde et que c’est nous qu’elle aime vraiment. Enfin, je dis nous…
Jeannot en prononçant ses mots eut un sourire amer au début puis son visage s’apaisa en observant son compagnon. Un regard plein de compassion sur Francis qui avait le nez dans sa bière et les yeux humides et rouges.
Les assauts du vent chahutèrent un instant les vitres assaillies d’impact de grésil. Un solo de guitare électrisait l’atmosphère faute de la réchauffer.
J’écoutais malgré moi cette conversation surréaliste entre les deux amants d’une même femme. L’un détruit, l’autre rayonnant.
— Tu as sans doute raison, mais c’est plus facile pour toi à présent.
— Je l’avoue Francis, mais elle en vaut la peine, c’est une chouette fille.
— Chouette c’est le mot… Le visage de Francis s’est éclairé un instant… Je vais en griller une.
— Tu vas attraper la mort dehors ! Lui cria l’autre
Il n’en fit qu’à sa tête et enfila son parka pour se glisser dans un bain de vent froid et de neige à présent.
La sono crachait un Chuch Berry, histoire de revigorer l’atmosphère saturée d’effluves de pétrole. Jeannot accompagnait d’un doigt le rythme de l’homme à la guitare Gibson rouge.
Les yeux dans le vide, il ne faisait aucun doute qu’il pensait à elle. Mais il n’y avait que sérénité dans son expression, soulagement même, je n’y devinais que baisers sous la lune douce d’un mois de mai triomphant.
Francis revint, l’anorak constellé de morceau du ciel glacé. Éphémères micros glaçons qui allaient mourir de chaud, histoire de nous rappeler l’impermanence universelle.
— Putain de froid ! Fit-il en commandant, une autre bière.
— Tu ne devrais pas, lui a dit Jeannot.
— Laisse ! Je vois que toi, tu ne bois plus. Peut-être depuis que moi, je bois…
— ça n’a pas été facile, un long voyage…
— Ben, tu vois, moi, mon voyage, c’est elle, mon bonheur, ma torture, mon poison !
Il avait élevé la voix, les oreilles du trocson se sont tendues, mais j’étais sûrement le seul à pressentir la substance de la fièvre soudaine de l’amoureux.
— Ne dis pas cela d’elle ! Lui répondit sèchement Jeannot.
Aussitôt l’intempérant se ferma. Un silence s’ensuivit.
La trompette de Miles s’est déchaînée, enrouée ou lumineuse au rythme des pinceaux.
— Ça a dût être sûrement dur, quand tu nous as surpris main dans la main.
— Très dur Francis…
« On The Champs Elysees » qu’il susurra le Davis, à tordre les tripes.
Celles de Jeannot assurément, pas longtemps, le temps de réaliser qu’il était guérit. Le sourire qui suivit était beau et radieux.
— J’imagine, j’ai peur aussi quand ça va m’arriver.
— Ça n’arrivera pas Francis, si tu cesses de boire et si tu comprends ce que j’ai mis des semaines à saisir. Elle est libre et sa liberté n’a que faire de nos cages. Libre à nous d’y sombrer, mais sans elle.
— Oui, mais elle t’a trompé quelque part.
— Elle n’a rien fait qu’omettre l’évidence qu’il m’arrangeait de ne pas saisir.
Francis a regardé Jeannot incrédule. Pas sûr qu’il ait pigé le message. Moi non plus, seuls la belle et lui comprenaient, leur dernière complicité en somme.
L’heureux éconduit se leva quand il eut fini son thé longuement siroté.
— Je dois y aller à présent, prends soin de toi et d’elle, Francis, embrasse-la de ma part quand tu la verras et dits lui que je ne lui en veux pas… N’oublie pas.
— Quand elle passera ce week-end, si elle passe… fit Francis. Il y eut un sourire sur son visage fatigué qui en disait long comme une résignation.
Promis Jeannot ! Je lui dirai.
Il a payé son ardoise puis a filé dans le froid.
Francis a fini sa bière en pleurant…
J’en avais aussi envie… comme Miles dans sa trompette et le ciel également en tendres glaçons.