Monologue interieur

Dans la tête d’un premier ministre…
Tout s’est joué en quelques secondes. La question a fusé, tranchante, implacable. La salle est suspendue, comme figée dans l’attente de ma réponse. Les regards me transpercent : avides, furieux, certains même jubilatoires. Ils veulent une chute. Une confession. Une faute avouée.
Le papier est là, sous mes yeux, posé sur le pupitre comme un verdict. Trente ans de silence. Trente ans d’aveuglement volontaire, de négligences en chaîne, de responsabilités diffuses. Une institution qui ferme les yeux. Un ministre après l’autre, un recteur après l’autre, un rapport classé, une plainte oubliée. Et moi, debout, à cet instant, pour répondre du vide.
Ma gorge est sèche. Je pourrais balayer cela d’un revers de main, noyer l’affaire sous un flot de technicités administratives. Parler de réformes, d’un système hérité, de la complexité du contrôle des établissements privés sous contrat. Mais ces mots sonneraient creux, je le sais. Ce qui se dresse devant moi, ce n’est pas une question de procédure. C’est un gouffre.
Je revois les noms dans l’article. Jérôme, l’enfant battu. Le père Carricart, son ombre fuyante, sa fin tragique. Une connaissance personnelle de Babeth, mon épouse, qui faisait le catéchisme dans l’établissement. Un homme intègre et droit. Je n’avais jamais cru à sa responsabilité. Je ne sais pas si j’y crois aujourd’hui.
Violence, violence ! Ils n’ont que ce mot à la bouche. Mes propres enfants ont pris des beignes de ma part, sans pour autant être traumatisés. Enfin, je pense… Mon père frappait plus fort !
Je pense à Babeth, je pense à nous deux et à nos six enfants. À notre profonde foi qui nous unissait tous dans la communauté des Béatitudes. Qu’en savions-nous alors que son fondateur était un gourou ?
Je pense aussi, bien sûr, à ces visages anonymes que l’on n’a pas écoutés, à ces cris qui n’ont pas traversé les murs feutrés des bureaux ministériels. Une lente mécanique de l’oubli, huilée par le confort, par la paresse, par l’impensable. Comment un ministère a-t-il pu ne jamais envoyer un seul contrôle en trente ans ? Trente ans… Je répète ce chiffre dans ma tête…
J’en étais, de ces ministères. J’en étais même des parents d’élèves. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir cherché une vérité sur ces « médisances » que je pensais telles à l’époque concernant le père Carricart. J’avais même consulté le juge d’instruction en catimini, profitant de mes fonctions. Il fut formel sur sa culpabilité d’actes pédophile. Il se demandait même pourquoi cet homme était encore en fonction, ni même pas en prison en attendant son procès. Il se suicida quelque temps plus tard, quand une nouvelle plainte d’une autre victime tomba.
Une partie de moi cherche une échappatoire. Peut-être un mot, une phrase, une nuance qui me sauverait. Mais il n’y en a pas. Il n’y en a plus, parce qu’au fond de moi, la vérité enfin me transperce.
L’Assemblée est un chaudron, prêt à exploser, et moi, j’ai les deux pieds dedans.
Je lève les yeux. Ils attendent. Ils veulent me voir trébucher, me noyer dans mes contradictions, ou pire : me débattre pour défendre l’indéfendable.
J’inspire.
Il n’y a qu’une chose à faire. Dire la vérité, enfin ?
Guy Masavi