On avait voté avec bon sens pour le parti qui criait : « Les Français d’abord ». C’était le changement tant attendu, le retour à l’ordre, la fin du chaos, la revanche du bon peuple sur les errances progressistes mal polies et irrespectueuses de la grandeur de la France. La droite extrême, enfin triomphante, plus fière que fière, la nuque raide et le drapeau bien repassé. Un air de « France retrouvée », parfumé au géranium et à l’eau bénite, flottait dans les rues.
— On reprend la main, qu’ils disaient.
— On va remettre de l’ordre.
— On est enfin chez nous.
Et quel spectacle ! La racaille des avenues et des places nettoyée au Kärcher, de vraies femmes blanches avec de beaux cheveux, une atmosphère saine avec juste ce qu’il faut de tradition, des prénoms enfin compréhensibles sur les registres d’état civil. À la télé, la musique était martiale. Pascal Praud, au 20 heures, annonçait les chiffres des victoires incontestables : moins de désordre, moins de parasites, moins de diversité malvenue. Retailleau à la Culture, Darmanin à l’École et un ancien du GUD à l’Intérieur : la dream team aux commandes ! La Patrie avait retrouvé ses fils, et ça chantait haut et fort une Marseillaise, la main sur le cœur et l’œil sur le teint de peau du voisin.
Puis, l’ambiance devint… étrange.
Une paix trop paisible. Un calme trop pesant. Comme un dimanche sans fin où l’on n’ose plus claquer la porte. Les rues étaient sûres, oui, mais désertes. Dans les cafés, personne n’avait plus rien à dire. Les rideaux métalliques tombaient les uns après les autres, faute de clients, faute d’envie. Les bulletins d’infos chantaient la grandeur retrouvée, mais les files devant les soupes populaires, qui ne désemplissaient pas, faisaient tache sur les images officielles.
Alors, en prévention d’émeutes impromptues de quelques résidus islamo-écolo-gauchistes, un flicage numérique vint suppléer les guignols à matraques surbookés.
Les caméras, d’abord, toujours plus nombreuses et omniprésentes. Rien n’échappait à l’œil vigilant de la Nation en marche forcée. Le moindre froncement de sourcil suspect ? Repéré. Un haussement d’épaule ambigu ? Signalé. Un soupir trop bruyant ? Un dossier s’ouvrait. Il fallait traquer les nouveaux traîtres : ceux qui, au fond, regrettaient.
Dans les gares, ces yeux numériques avaient changé de fonction : hier, ils filtraient ceux qui arrivaient. Maintenant, ils surveillaient ceux qui, désœuvrés, allaient nulle part.
Puis vinrent les ajustements.
Les prisons s’emplirent, mais on ne s’en souciait pas. Les criminels avaient disparu, certes, mais les cellules étaient pleines. Cherchez l’erreur. Dans les quartiers chics, on ne se posait pas trop de questions. Ailleurs, on baissait la tête. Les dénonciations portées en vertu nationale pleuvaient : ce collègue qui râle trop souvent, ce voisin qui n’applaudit pas assez fort aux annonces du président… Mieux valait être du bon côté du fusil, surtout ni woke ni LGBT+, promus ennemis de l’intérieur.
Et puis, à force, tout devint… lassant.
L’enthousiasme obligatoire fatiguait. Les écrans beuglaient la réussite, mais plus personne n’écoutait. Les files d’attente aux dispensaires s’allongeaient, l’économie toussotait, les bras manquaient pour faire tourner la machine. Alors, on fit ce qu’on sait faire de mieux : de la main-d’œuvre bon marché, bien surveillée, bien encadrée. Pas des étrangers, évidemment ! Non, des nationaux bien d’chez nous, mais reformatés au dogme de la « valeur travail », comme ils disaient ces cons. Plus prosaïquement, au dogme du travail pas cher, sans droits.
Et quand, un jour, on demanda un effort de plus, une mobilisation pour un ultime nettoyage national, j’ai repensé à mes livres d’histoire et aux récits de mes vieux.
Mais il était trop tard.
Cette fois, c’était peut-être moi qui allais devoir faire mes valises vers le pays d’origine de ma religion, à moins que ce ne soit celui de mes grands-parents ou arrière-grands-parents.
