Pardonnez moi, mais la rave party qui a fait d’actualité bien pensante sanitaire et fait pleurer sur les ondes. Pour ma part m’a bien fait marrer. Les tuffeurs que de coutume je n’apprécie guère sont remontés dans mon estime même si la musique qui les fait se dandiner m’est toujours étrangère. C’est à une autre fête clandestine auquel je vous convie.Bonne lecture, c’est court, transgressif et sentimental. Rien de mieux pour commencer ce premier Dimanche de l’année et vous souhaiter une année moins pire que la précédente.
Le souffle
A Élisa
Aux musiciens de Bal Barbare
Aux folkeux et autres Tradeux
Quand il avait appris que « Bal Barbare » arrêtait sa tournée, un trio qui enchantait les bals depuis quelques années, il ne l’avait pas cru. C’était au printemps et l’épidémie faisait rage. Enfin, faisait rage… elle balayait quelques aînés et menaçait les plus fragiles dans un pays qui en 20 ans avait réalisé l’exploit de supprimer 100 000 lits d’hôpitaux. Alors ça coinçait en réa, tu penses !
C’était au printemps et soudain le pays se gelait dans un sinistre confinement où les flics zélés devenus auxiliaires de santé firent régner l’ordre sanitaire à coup de prunes et coups de matraque.
C’était au printemps et le feu de ses baisers brûlait encore ses lèvres. Il l’avait croisée dans un festival durant l’été et le didgeridoo de « Bal barbare » rythmait alors leurs caresses. Il ne l’avait pas revue depuis… Pas sûr qu’il la reconnaîtrait. Pas sûr qu’elle non plus, avec la barbe qu’il avait laissée pousser et sa chemise à fleur pour cacher les kilos du confinement, lui qui portait alors un pantacourt clair et un marcel noir.
Mais ce soir là, en cet automne débutant, l’air était doux et une brise marine le caressait. Il planait un air iodé qui sentait bon le grand bleu et ses pas résonnaient dans les rues de Marseille. Bientôt, il aborderait le vieux port, mais il ne faudrait pas trop y traîner, les flics étaient nerveux. Les Marseillais aussi depuis qu’un air de nouvelles restrictions sonnait sur la ville, sombre vengeance d’un ministre parisien à son principal contradicteur.
Un professeur phocéen, éminent virologue, n’approuvait pas les mesure autoritaires et anxiogènes des autorités. Il parlait en médecin praticien, quand son ministre et néanmoins collègue ne résonnait plus qu’en comptable de son avenir politique. En définitive, c’était à coup de trique que ce dernier mettait Marseille au pas.
Sitôt arrivé sur le vieux port, il fut saisi par la sinistre ambiance. Tous les restos et les bars avaient rideau fermé, et si quelques lumières assaillirent sa rétine, ce furent celles de gyrophares au bas de la Canebière. Les condés occupaient le fond de la rade et il y avait fort à parier qu’ils y resteraient une partie de la nuit.
Le vent chantait dans les haubans et le clapot du vieux port sonnait la cadence. Il se cala dans un recoin sombre pour lire les dernières infos sur son portable. Un texto avait bipé tantôt, un mystérieux groupe « Bal sauvage » donnait enfin le nom de la rue et le numéro. Par chance, ce serait là, à deux pas.
Si ce fut sur l’autre rive, il aurait pu dire adieu à ses espoirs de la revoir, mais ce n’était pas qu’elle. Dans son désir de recroiser sa route, c’était aussi vibrer aux sons singuliers d’un didgeridoo, sur les mélopées d’un diatonique et du violon de Bal Barbare. C’était l’impulsion magique sur ses avant-bras d’un rondo en chaîne déchaîné. C’était aussi la douce balade d’une valse à 5 temps et les « frappés » d’une bourrée trois temps.
C’était aussi une mazurka dans ses bras à elle…
Elle était assurément Marseillaise, elle le lui avait dit, mais c’était à peu près tout ce dont il se souvenait… Peut-être aussi qu’on lui avait volé ses fringues dans le train et qu’elle portait celles d’une copine, plutôt classique la copine dans cette atmosphère « peace and love ».
Dans cent mètres en rasant les murs, en se fondant dans l’ombre forcée du vieux port, il y serait bientôt.
C’est la silhouette massive de deux baqueux qui tempéra son optimisme. Fuir les aurait excités comme des clebs sur un chat qui court. Il ne tarda pas à tendre ses papiers sous leur regard suspicieux de briseurs de dents. Il était en règle, portait aussi son masque et ses mains essorées de mille douches de gel hydroalcoolique. Depuis le début de l’épidémie, il appliquait à la lettre les consignes, les guignols aussi. Ils poursuivirent leur ronde. Lui passa son chemin, soulagé.
Il n’avait nulle envie de se farcir une prune ni une grippe ou une pneumonie, car il n’était pas des plus jeunes. Mais si le printemps dans sa campagne confinée ne lui avait pas paru si long que ça, l’automne et ses promesses de rebond du virus laissaient entrevoir un temps infini de « distanciations sociales » comme ils disaient.
Il n’avait pas fait bastringue depuis si longtemps et quand on pouvait espérer la reprise des balétis d’automne, v’la que le virus en décidait autrement. Les regroupements de plus de dix personnes étaient à nouveau interdits. Alors, quand le texto d’un contact inconnu avait annoncé un bal sauvage quelque part dans Marseille…
***
La porte était décatie et taguée, la sonnette ne déclencha qu’une plainte aphone. Pourtant au travers, des rythmes familiers firent sauter son pied en cadence. Elle s’entrouvrit enfin et déjà une bouffée de bonheur l’enveloppa. La jeune femme qui tenait la poignée ne lui demanda rien d’autre que d’entrer rapidement. Il ne se fit pas prier. Ils descendirent quelques marches et à chacune les cris de joie d’un cercle circassien l’accompagnaient.
La salle était assez grande pour accueillir 100 personnes, difficile à juger dans la pénombre que seuls les projecteurs de la scène éclairaient. Ils devaient être le double dans cet ancien resto devenu squat, des tags sur les murs en témoignaient. Au fond luisait la silhouette des trois musiciens de Bal Barbare et leurs instruments : Diato, violon et didgeridoo, bien sûr.
Les mains qui frappaient la cadence le happèrent bientôt dans une spirale hilare. La cavalière qui le saisit alors pour un swing décoiffant, finit de l’accompagner de la peur au bonheur.
Il était enfin dans un bal trad après 6 mois d’interdits, restrictions et autres humiliations d’uniformes zélés. Il n’en était pas fier pour autant, soulagé seulement de constater que la gaieté n’avait pas filé ici-bas. Elle était bien là après des mois d’annonces morbides, de décompte anxiogène de morts et de malades en réa.
Quand le cercle s’acheva, une jeune ado lui tapa sur l’épaule.
— Bienvenue au joyeux « cluster-bal » qu’elle lui balança.
S’il sourit jaune sur le coup, c’est un éclat de rire irrépressible qui s’empara de lui ensuite.
— Et merde! Qu’il lui répondit en la prenant par la taille pour une scottish collée serrée dont seul la jeunesse a le secret de coutume.
Dans la liesse, saisir ce jeune corps sain en apparence, lui offrait le piment d’une roulette russe. Quelques millions de virus déjà occupaient peut-être les fosses nasales de la belle.
« Il faudra apprendre à vivre avec ce virus ! » qu’ils disaient. Ben voyons ! C’est pas comme ça qu’il voyait la chose désormais.
Pied de nez aux flics, aux délateurs, aux donneurs de leçons, aux vengeurs masqués !
« Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour les autres » qu’ils disaient encore.
Ni pour moi ni pour les autres ! J’ai hélas passé l’âge de la grâce virale, je suis de sa tranche d’âge cible et si je dois succomber que ce soit en dansant ! Et si je dois le transmettre que ce soit à un jeune. Pensa-t-il, soudain euphorique.
Dans l’intro de la scottish de « Bal Barbare », le didgeridoo émettait un son sinistre et grave. Une menace subite planait sur la salle quand pieds et jambes impatientes n’attendaient qu’une libération : deux pas de polka puis 4 pas sautés. Dans les bras de la jeune danseuse, ce furent 8 temps délicieusement chaloupés et 4 minutes de pure félicité.
Il avait envie de pleurer, il avait envie de l’embrasser la gamine. Ho ! Sur la joue comme un père à sa fille…
Il était entré en bal et la fête pouvait commencer, de rondos en andros, de rondes paisibles en branles de Noirmoutier déjantés, de valses légères en polkas débridées, de congos de Captieux joyeux en hanter-dros sévères, de bourrées Derviches tourneurs en gavottes de l’Aven planantes. De fandangos bondissants en cercles pépères. Quatre heures de pure grâce s’annonçaient quand en même temps dans la sinistre nuit « couvre-feu » du vieux port, s’égrainait la litanie des sales gueules en uniformes : « Vos papiers ! »
Il dégusta chaque seconde, chaque morceau du groupe et chaque danse.
Il y avait dans la musique de Bal Barbare quelque chose d’hypnotique. Étaient-ce les vibrations du didgeridoo ou la manière à l’accordéoniste de jouer avec le souffle du diato ou bien la mélodie envoûtante qui sortait du violon ? Dans la moiteur ambiante, Il se laissa envelopper par les sonorités parfois suaves parfois glaciales du groupe vedette du soir.
Il ne savait ce que serait demain. Les faux prophètes experts en rien comme les médecins censeurs du quotidien ne l’inspiraient guère, même si l’hirsute professeur marseillais avait ses faveurs. Sûrement parce que la pensée optimiste de ce dernier le caressait dans le sens du poil. Peut-être aussi parce que les gueules de premier de la classe des « autorités » le gavaient.
Dans ce bain viral et musical, il allait sans masque, de danse en danse, de corps en corps et de main en main. Pourtant quel bonheur que ces gestes barrière à l’ennui et la morosité !
À chaque pause il espérait la revoir, mais en vain. Ce soir dans la demi-pénombre balayée de spots multicolores, à l’occasion d’une danse en couple ou d’un mixer, combien avait-il dévisagé de femmes ?
***
Pourtant, c’était au dernier bal de ce festival d’été 2019 et ce fut lors de la dernière Mazurka que leurs lèvres s’effleurèrent.
« Le souffle » qu’elle s’appelait, la Mazurka.
Il se rappelait presque chacun de leurs gestes et de leur rapprochement au fil de la mélodie suave. Leurs pas n’avaient guère d’importance, ils s’étaient synchronisés sitôt les premières notes et peu à peu leurs corps aussi ne firent qu’un.
Qu’un avec « Le souffle »… de Bal Barbare.
Ils ne se délièrent qu’au premier soupir d’un sommeil qui ne vint qu’à la lueur de l’aube. Plus tard ce fut le soleil déjà haut et la chaleur intolérable dans la tente qui le réveilla. Elle n’était plus là… Dans la forêt de toile et de fils mêlés du « Gros dodo », le camping du festival, il la chercha longtemps.
Depuis, chaque jour il pensait à elle et plus encore quand le confinement le laissa seul et isolé de ses amis danseurs. Le bref flash des traits de son visage lorsqu’il l’avait invitée lui laissait penser qu’elle n’était pas loin d’avoir son âge. Mais seuls une silhouette, des cheveux courts, une jupe mi-courte, le parfum naturel de sa peau et le balancement de ses hanches sous ses mains restaient dans sa mémoire. Puis plus rien ne s’imprimèrent dans son cerveau que sa peau et ses caresses.
À présent le trio égrainait ses derniers morceaux.
À l’ultime Mazurka, il n’y croyait plus, pourtant c’était « Le souffle »…
Celle qu’il invita avait les cheveux longs et portait un sarouel, un parfum de patchouli et semblait aussi « jeune » et lasse que lui…