Le secret d’un pseudo

Pseudo

 

Paul MARTIN

Saint Étienne

février 1943

La nuit était tombée, un petit vent glacial portait quelques cristaux de neiges. Le trottoir blanchissait doucement et marquait à la trace l’inspecteur Martin en étouffant le bruit de ses pas. Il remonta le col de son manteau et ajusta son chapeau presque machinalement. Il sortait d’un commissariat du centre-ville de Saint-Étienne en l’an de grâce 1943. La journée de travail s’achevait, la blague de tabac était presque vide et sa pipe chaude. La bouche sèche d’une menace permanente qui ne laissait pas une seconde de paix dans son esprit en guerre dans cette ville occupée. Son ouïe aux aguets lui jouait des tours. Une envie irrépressible de se retourner le saisissait par instant. Sa nuit ne faisait que commencer. Juliette sa femme ne dormirait pas non plus. Enceinte de sept mois, le fœtus sautera dans son ventre jusqu’au retour de son papa.

Il s’arrêta un instant à l’angle d’une rue sans réverbères, le temps de balayer furtivement ses arrières, il s’engouffra dans ce havre obscur et anonyme.

Émile Sarrouy

Lieu dit Serre en Lozère

1901

Le ciel est bleu un brin opalescent. La Germaine, l’air renfrogné, regarde s’éloigner l’Émile son mari sur le chemin glacé par les chutes de neige des semaines passées. Ses galoches teintent sur la glace au fond des ornières grises. Il est vrai que la température ne dépasse jamais zéro degré depuis huit jours. Le Léon, à sa fenêtre, a dit que ces volutes blanches qui viennent du nord n’annoncent rien de bon, mais l’Émile n’en croit pas un mot. L’instituteur de ce minuscule village de Lozère, Émile Sarrouy, ne croit en rien sauf en la science et la raison. Mais en ce dimanche de février de l’an de grâce 1901, la météo n’a pas encore l’âge de raison, l’Émile ne l’a jamais eu et l’intuition de Léon, paysan analphabète comme tous ses compatriotes, ne va pas changer sa décision. Il ira à Chateauneuf de Randon, pas pour la messe, mais pour le dépouillement des élections législatives. Et vive la sociale ! Non de dieu !

Albin Viers

Saint Ménéhould sur Marne

8 avril 1917

Dans le boyau obscur d’un tunnel, Albin, à la lueur d’une bougie griffonne au crayon une lettre à son épouse. Le bras d’un cadavre oublié le gêne, il le repousse d’un coup de coude pour qu’il se colle à la paroi de boue poisseuse. Parfois, les démangeaisons le saisissent et le poussent à lâcher son stylomine.

— Putain de poux ! Putain de guerre ! pense-t-il

Le jour vient de se lever, il entend les éclats de voix des survivants de l’escouade qui s’ébrouent après une nuit d’un sommeil haché de mitrailles et de grondement d’obus. Il ne les rejoindra pas, il n’en a pas le cœur. Il est en première ligne depuis cinq jours. De coutume, la relève se fait au bout de trois jours. On ne les a pas oubliés dans cette tranchée, la bouffe arrive et le vin plus encore. Il sait. Les autres sont trop frais pour douter.

Chère Clémence

Aujourd’hui il fait très bo et je pense à notre petite Juliette que j’ème temps. Dit le lui et…

— Et merde ! murmure-t-il, le bras du cadavre vient de tomber sur sa page laissant une traînée noirâtre sur le papier.

Il vient d’entendre « Alerte ! » au loin. Albin Viers se relève péniblement, son genou lui fait encore mal malgré le bain de boue nauséabond et permanent des tranchées. Ce vieux souvenir du dernier feu qu’il a vécu trois ans plus tôt se réveille en ce matin brumeux d’avril de l’an de grâce 1917.

Paul MARTIN

Saint Étienne

février 1943

Le 38 rue Rollin, c’est l’adresse qu’il a relevée sur le carnet de son collègue. Les Stern, des juifs cachés assurément, dénoncés par ce bon français qu’il a vu entrer dans le bureau voisin, un type ordinaire, bien dans sa peau et soucieux de la paix dans sa vie comme dans la rue.

— Un con de plus ! pense-t-il. Il ne lui en veux pas plus que cela, la délation est désormais la matière de son exercice, faut faire avec, avec la majorité de Français ordinaires : ces collègues, la suffisance des miliciens, l’omniprésence des boches, l’œil de la Gestapo et de la hiérarchie de Pétain. Seulement, pour lui, tout ce beau monde se côtoie quotidiennement dans les murs du commissariat. La mort rôde au-dessus de son épaule à chaque instant. Ce soir faudra jouer serré, la rue est calme et les volets clos. En principe la maison est occupée par les seuls Stern.

Un coup bref à la porte, elle s’entrouvre. Il tend sa carte de police et bouscule la lourde et son portier. Il la referme aussitôt. Une femme accourt bientôt, rejointe par ses trois enfants. Il faut aller vite à l’essentiel, sans mettre les formes.

— Ils vont passer demain matin ! C’est une dénonciation.

L’homme va hurler ! Sa femme le calme, les enfants pleurent, Paul a envie aussi, mais ne laisse rien paraître. Il faut être efficace, concis et prudent !

— Vous devez partir cette nuit. N’emportez pas de bagages, vous seriez vite repérés. Vous allez vous rendre là, voici l’adresse. Il tend un papier. Apprenez-la par cœur, là tout de suite devant moi.

Le couple Stern hébété s’exécute, Paul les fait répéter puis va sur l’évier et brûle le papier.

— Courage, dit-il enfin en partant et en posant une main sur l’épaule de Mme Stern en pleurs.

Il sort rapidement, et reprend son chemin sous une neige plus drue. Il peut s’autoriser une larme sous son chapeau. Mais rapidement, les réflexes quotidiens s’éveillent, un petit regard furtif derrière, la main dans le manteau, sur le flingue, là sous l’aisselle. Rien, il peut retourner sous les réverbères, sous les yeux des bons français derrière leurs volets mi-clos.

C’est déjà le couvre-feu, une patrouille en bicyclette l’interpelle.

Émile Sarrouy

Lieu dit Serre en Lozère

1901

— Vive la sociale ! Tu n’as que ce mot à la bouche ! Tu en oublies d’apprendre à lire à tes propres enfants ! Tu te fais chasser de tous tes postes.

Il est vrai qu’il en avait vu défiler des écoles, lui toujours en bute avec le curé, là était sa mission officieuse. La révolution démocratique et sociale était son combat, Ledru-Rollin, Blanquis, Louise Michel ses héros, mais pas ceux de la troisième république. Anti colonialiste avant l’heure, il n’était pas parti en Algérie comme ses deux frères. Pour être né en 1854, le sang du mur des Fédérés coulait en lui et perpétuait le désir d’une vraie révolution qui mettrait le peuple au pouvoir, pas une oligarchie de bourgeois lettrés. Ce dimanche d’élection il avait hâte de connaître les résultats à chateauneuf de Randon. Pourtant, il n’avait déposé qu’un bulletin vide comme de coutume. Il n’était pas à une contradiction près. Pouvait-il prendre le risque d’être dénoncé une nouvelle fois ? Athée, cela passait pour cet instituteur hussard noir de Jules Ferry. Mais anarchiste, lui coûterait son poste. Les nuages laiteux et la bise qui se levaient ne le feraient pas changer d’avis.

Albin Viers

Saint Ménéhould sur Marne

8 avril 1917

Après l’obscurité du boyau de boue mêlé de restes humains, la lumière pâle d’un matin brumeux lui fait cligner les yeux. Trois hommes une hache sur l’épaule disparaissent à l’angle de la tranchée. Devant lui, la paroi est taillée de marches. Les sapeurs sont passés. Les copains de l’escouade, l’air inquiet, observent les réactions d’Albin.

Les balles qui tintent sur les casques, les nuits de garde dans la boue, le froid, les éclairs des obus au loin, un copain qui hurle de douleur à dix mètres dans un trou pour expirer plusieurs heures plus tard, ils connaissent. Mais des marches taillées tous les dix mètres sur les parois, ils n’ont jamais vu. Ce n’est pourtant pas sorcier à comprendre. Mais ils ont besoin du regard d’Albin pour confirmer. Ce dernier ferme les yeux pour dire que oui le cœur serré. Au même instant, un cri se propage.

— Alerte, la 33e ! En armes !

Les visages se ferment. Le silence s’impose. Les gestes quotidiens que chacun effectue séparément en partant, là à son poste de garde, là en mission, se font machinalement, mais avec un tremblement qui trahit une émotion. Albin ne tremble pas en serrant la jugulaire de son casque. Il pense qu’il n’aura pas une deuxième chance, il a un sens inné des probabilités plus que de l’orthographe. Tu ne tires pas un 421 en un coup, deux fois de suite. Il sait que plus de la moitié n’en tireront aucun. Certains font un signe de croix. Albin n’en fera pas. Mais il pense à sa petite Juliette, à sa Clémence qui s’est refusée à lui lors de sa permission, qui se refuse à lui depuis la naissance de Juliette parce que l’amour fait mal. L’amour c’est les fers, les forceps et la souffrance. L’amour n’est qu’un sexe déchiré qu’elle lui a dit. Lui non plus ne veut plus souffrir.

Paul MARTIN

Saint Étienne

février 1943

Paul tend sa carte de police, les flics en tenue lui font un salut militaire. Il allume une dernière pipe sous un réverbère histoire de scruter tranquillement ses arrières, de se détendre par quelques gestes machinaux comme il le fait dans le commissariat pour faire bonne figure auprès de ses collègues. Des flics comme lui, suspicieux, physionomistes et qui dévisagent d’instinct tout leurs interlocuteurs quel qu’ils soient : proches, témoins ou criminels, pas une mimique ne doit échapper à leur sagacité. C’est pourtant là qu’il travaille la peur au ventre. Peu de partisans-flics tiennent le coup et ils finissent souvent dans les mains de la Gestapo après avoir été dénoncés par un collègue collabo, ils le sont presque tous.

Dans le calme de la rue, les volutes de fumée de sa pipe qui se mêlent au grésil le rassurent. Il ne prendra pas le chemin de la maison, mais une rue perpendiculaire selon un trajet sinueux apte à semer un éventuel fileur. Il est bientôt proche de la banlieue, les maisons s’espacent. Il traverse un jardinet obscur, frappe trois coups rapprochés suivis d’un plus tardif. Quelqu’un s’approche derrière la porte. Paul donne le code, la porte s’ouvre. Un partisan l’attend le flingue à la main et lui pose sur le ventre.

— tu as les documents ?

— Tu n’es pas habilité à les recevoir, je veux voir Farel, lui répond Paul sans manifester la moindre émotion.

Farel est le chef de réseau, de ce secteur FTP de Saint-Étienne. Paul est gaulliste, et son statut de flic résistant impose le respect. Le partisan retire son arme et accompagne Paul en maugréant jusqu’à Farel un étage au-dessus. Il pose deux chemises cartonnées sur son bureau. Le fruit de plusieurs mois de planque discrète et de recoupement de renseignement concernant la gare de triage. De quoi donner aux pilotes de bombardier des informations précieuses s’ils veulent se donner la peine de voler assez bas comme le font de coutume les pilotes anglais pour ne pas rater leur objectif.

Il ne savait pas que le 26 mai 1944 les bombardiers 176 b17 du 5th Bomb Wing américains allaient arroser Saint-Étienne larguant quatre cent cinquante tonnes de bombes à six mille mètres d’altitude. La mission rasera un quartier entier de Saint-Étienne et fera neuf cent douze morts, dont vingt-quatre élèves et huit enseignants de l’école primaire du quartier de Tardy. Huit bombes sur dix n’ont pas atteint leur objectif. Les réparations de la gare de triage visée se feront en trois jours.

Paul MARTIN devint commissaire de police peu de temps après la libération. Il est mort à 84 ans, rongé par une dépression mélancolique.

Émile Sarrouy

Lieu dit Serre en Lozère

1901

Émile a froid soudain. Les premiers flocons sont tombés en souplesse presque délicatement en absence de vent. Ils ont vite blanchi le gris sale des versants nord qui étaient encore occupés par les souvenirs des dernières chutes de neige. C’est peu après l’Adret, que le vent s’est levé au nord accompagné d’un nuage qui a submergé comme une vague, les croix du calvaire de Chateauneuf avant de fondre dans la plaine où la rivière Chapeauroux sinue paresseusement.

Il s’en veut de s’être arrêté boire un coup chez le boiteux à la Vessière. Mais ce dernier venait de recevoir une lettre de la préfecture, froide et triste, une signature ampoulée, masquée par un tampon. C’est tout ce que le boiteux a perçu, il ne sait pas lire et dans le secteur, il n’y a que deux personnes disponibles qui savent, le curé et lui. Le boiteux préfère l’Émile parce qu’il aime rire et boire.

Quand il est sorti de la cuisine qu’une vaste cheminée occupait sur un pan de mur, une couche de neige de plus de cinq centimètres avait balayé les reliefs, des monts aux arbres, et un vent cinglant l’a giflé rudement. Il a bien du mal à enrouler son écharpe noire qui semble lui dire de faire demi-tour dans le sens du vent. Mais tel n’est pas sa philosophie. Sa silhouette va disparaître sous le ciel bas et sombre constellé de fins flocons. Le boiteux sera le dernier à l’avoir vu vivant. Sa fille Clémence a huit ans. Elle n’apprendra à lire que bien plus tard.

Albin Viers

Saint Ménéhould sur Marne

8 avril 1917

Albin a gravi les quatre marches taillées par les sapeurs. Il les a gravis comme un condamné à l’échafaud. Les balles sifflent, l’une d’entre elles frôle son casque et le fait tinter. Il a failli chuter quand le compagnon d’escouade qui le suivait a saisi son pied avant de retomber dans la tranchée le visage en charpie, frappé en pleine poire comme l’a relaté plus tard à Clémence un autre compagnon tombé plus loin le fémur broyé. Tous deux survivront effroyablement mutilés. Albin en verra une dizaine d’autres tomber à ses côtés, dans la centaine de mètres parcourus sous le feu. L’un d’entre eux encore en vie et suppliant lui a tendu une main qu’il a saisie. C’est en s’agenouillant près de lui pour tenter de contenir le sang qui a jailli du cou du malheureux qu’une balle en plein cœur frappera Albin et achèvera un calvaire de quatre années.

— Dieu merci ! pensera-t-il une dernière fois.

Sa fille Juliette deviendra institutrice comme son grand-père Émile. Elle épousera Paul Martin. Son dernier fils est l’auteur de ces lignes.

MArtin, SArrouy et VIers, les trois noms dont les deux premières lettres de chacun d’eux réunies forment un pseudonyme.

MASAVI

Fin