Il fait encore froid, même au cœur de mai.
Le local sent la sueur sèche, l’huile de moteur, la poussière d’idéal.
Ça crépite dans ma main, le fer à souder, comme un cœur qui refuserait d’apprendre la peur.
Je pense à mon frère tombé à Bakhmout.
Il s’appelait Lev, il dessinait des corbeaux sur les murs quand on était mômes.
Aujourd’hui, ce sont ses yeux qui me regardent du cadre sur le mur,
avec ce sourire de travers qui disait : « Je t’avais prévenu, vieux frère… »
Je ne savais pas quoi faire de mes mains, alors j’ai appris à construire des drones.
—
Un contrôleur de vol, quatre bras, six vis.
Le squelette d’un oiseau qui volera pour ceux qui marchent trop loin des avions.
Ce n’est pas une arme.
C’est une réponse.
À l’absence, à la trahison, à la peur de se taire.
On a longtemps gueulé les uns contre les autres,
les punks, les féministes, les marxistes, les anarchos comme moi.
Et puis la Russie est arrivée avec ses bottes, ses bombes,
et son langage qui tue tout ce qu’il ne comprend pas.
Alors on s’est regardés dans les yeux
et on a su qu’on n’avait plus le luxe d’avoir raison contre les autres.
—
Je suis anarchiste, et je livre du matos à une armée.
Je colle des batteries à des carcasses de plastique pour qu’elles transportent la mort.
Oui.
Et j’assume.
Parce que les bombes de Poutine, elles, n’ont pas demandé leur avis aux enfants.
Et que, parfois, défendre la vie exige de se salir les mains.
Surtout quand on est du côté des vivants.
—
L’Occident s’interroge.
Il philosophe sur le réarmement, sur la paix, sur les équilibres subtils.
Mais ici, les équilibres, ce sont des barres d’acier dans la cage thoracique.
Ici, le luxe, c’est une paire de gants qui ne gèle pas.
Ici, on n’a pas le temps pour les tribunes.
On fait.
—
On se chamaille encore. Sur les termes, sur les stratégies.
Mais entre deux câbles soudés, on parle d’Odessa.
De ceux qui tiennent un squat pour aider les sans-abris.
De celles qui recousent des gilets pare-balles entre deux gardes.
Il y a dans nos silences autant de rage que de tendresse.
—
Parfois, je rêve d’un monde sans soldat, sans carte mémoire, sans explosifs.
Mais je me réveille toujours ici,
entre deux piles de cartons marqués « vision nocturne »
et le chant d’un punk qui monte d’un vieux haut-parleur cracheur.
Alors je recommence.
Parce que résister, ce n’est pas espérer.
C’est continuer malgré tout.
Et faire en sorte que, quelque part, un autre Lev puisse vivre sans apprendre à haïr.
—
Kyiv, mai 2025
Dans l’ombre des drapeaux, sous les néons fatigués, un monde nouveau se soude.
